Vous trouviez le scénario d’Apocalypse Now irréel? Un homme semblable au colonel kurtz a pourtant bien existé, c’était en 1830 dans le district de Darjeeling. Un officier anglais, las des techniques militaires coloniales, décida alors de faire sécession, et de régner sur son propre carré de jungle, grâce à des soldats indigènes qui lui étaient dévoués. La jungle de Makaibari était alors un fort imprenable, jusqu’à ce qu’un riche brahmane de Calcutta ,qui fuyait la rigueur de sa famille, rencontre le renégat et le persuade de lui confier sa terre. Les quelques arpents de jungle, sur lesquels il n’y avait à l’origine que de frustres cultures de maïs, devinrent une des premières plantations Darjeeling détenue par un Indien, et non par un colon  britannique.
Presque un siècle et demi plus tard, la plantation a gardé son caractère pionnier . On y cultive un thé biologique et biodynamique, et le jardin bénéficie d’une certification Equitable. Plus de la moitié du domaine abrite des forêts luxuriantes, ce qui suffit à maintenir la plantation en bonne santé : les arbres revitalisent la terre, les insectes comme les araignées ou encore le rarissime tea deva, qui imite exactement la forme d’une feuille de thé, permettent d’éliminer naturellement les nuisibles. De surcroît on y expérimente en permanence de nouveaux types d’engrais bio-dynamiques, mixtures éclectiques de produits animaux, de composts , de minéraux et j’en passe. Un véritable laboratoire d‘innovation en matière de techniques d‘agriculture biologique, et ce de depuis les années 80, une époque à laquelle aucune plantation de Darjeeling n’avait encore osé s’engager dans cette voie.Le travail n’y a pourtant pas changé. Si beaucoup d’exploitations cherchent la productivité, on est ici resté fidèle  à d’anciennes et minutieuses techniques  qui permettent l’élaboration d’un Darjeeling de grand cru, considéré comme un des meilleurs du monde. La saison du thé y démarre en mars .On commence a récolter le matin, quand les brumes s’accrochent encore aux collines. On ne cueille que les feuilles les plus fines, celles qui se trouent au sommet du buisson. Les femmes excellent à cette tâche, grâce à leurs mains agiles. Tout au long de la journée, les feuilles d’assam, grandes et puissantes en arômes, celles de China à l’odeur de jasmin, et parfois aussi les hybrides aux saveurs complexes s’accumulent dans les paniers en osier.

La récolte est ensuite portée en salle de fermentation. On étend  les feuilles sur des galeries. Séché doucement par des souffleries dans la nuit, le thé peut alors dégager toutes ses senteurs. Il est ensuite roulé dans de vieilles machines aux allures anachroniques, puis déshydraté dans un autre de ces artecfacts étranges de l’époque coloniale. Enfin,  il est trié par des  femmes  portant tablier , charlotte, et masques comme si elles sortaient d’un bloc opératoire. De véritables infirmières du thé qui veillent à la qualité des feuilles, retirent le moindre petit corps étranger, pour fournir un produit homogène . Le thé est enfin empaqueté, prêt à être expédié : nous sommes en avril, la first flush est arrivée.

C’est grâce à la sueur de ces hommes qui usent leurs mains calleuses sur les machines, à la persévérance de ces femmes qui s’appliquent à leur travail de fourmi, parfois très pénible, que le thé de makaibari peut être dégusté partout dans le monde, au cours d’une réunion de businessmen bengalis à Calcutta, pendant la cérémonie de thé dans je ne sais quel pavillon de jardin au japon (le premier pays importateur de thé makaibari), ou encore à votre table, peut être relevé par quelques elixirs bretons. Fermez les yeux, faites tourner et mousser l’infusion sous votre palais et vous sentirez que, loin là bas, des gorkhas au teint hâlé dont la route ne croisera sans doute jamais la vôtre ont mis toute leur passion au service de vos papilles.